Si vous deviez présenter l’œuvre de votre père à un profane, que lui diriez-vous ?
K. M. : La plupart de ses histoires sont sombres. Je pense que c’est lié en grande partie à son enfance. Elles peuvent vous mettre le moral dans les chaussettes si vous n’êtes pas dans de bonnes dispositions. Je dirais que la plupart de ses fans sont des gens qui ont connu des moments difficiles. Cela dit, son style est magnifique. On l’avait surnommé Shôwa no eshi, c’est-à-dire le maître des estampes de l’ère Shôwa (1926-1989) en raison de l’élégance de son trait. Beaucoup ont été séduits par son style avant d’apprécier ses histoires. Il aimait s’attaquer aux tabous existants et il a eu le grand mérite de mettre les femmes, avec tous leurs problèmes, au cœur de son œuvre.
Pourquoi votre père était-il si intéressé par les femmes et les gens en marge de la société ?
K. M. : Je ne crois pas que mon père était un féministe ou qu’il voulait exprimer un quelconque message politique. Quand il est né, son père avait 64 ans et il est mort quand il avait 12 ans. Il a donc été élevé par sa jeune mère qui était la seconde femme de son père et par ses deux sœurs aînées. Il a grandi en ayant beaucoup de respect pour ces trois femmes. En même temps, il a été témoin de leurs difficultés et il a compris combien il était difficile d’être une femme. C’est ainsi qu’il a développé une sensibilité féminine. Il a été sans aucun doute le premier mangaka à décrire les femmes telles qu’elles sont vraiment, c’est-à-dire des êtres complexes, sans chercher à les exploiter ou à leur donner des leçons.
Pensez-vous que votre grand-mère a été un modèle pour ses histoires ?
K. M. : Oui. Elle adorait mon père. Sa réussite n’a jamais altéré leur relation. Il se rendait au bar où elle travaillait. Sa mère et ses deux sœurs travaillaient en kimono. Je crois qu’elles sont devenues une source d’inspiration pour les femmes que mon père dessinait. Ma mère n’en a jamais porté et elle se met en colère quand quelqu’un suggère qu’elle a servi de modèle aux héroïnes de mon père.
Diriez-vous qu’il a plus de fans chez les femmes que chez les hommes ?
K. M. : Il est aujourd’hui très populaire chez les lectrices. Mais dans les années 1960 et 1970, ses récits étaient publiés dans des magazines masculins. A cette époque, il y avait une nette différence entre ce que les femmes et les hommes lisaient. Bien plus qu’aujourd’hui. Aussi peu de femmes avaient la possibilité de lire ses histoires. La seule exception notable concerne Lorsque nous vivions ensemble (Dôsei jidai), son œuvre capitale qui a même été adaptée au cinéma. Elle a marqué un véritable tournant dans l’histoire du manga au Japon.
Votre père était graphiste. Qu’est-ce qui l’a amené à devenir mangaka ?
K. M. : Quand il travaillait à l’agence de pub Senkôsha, il a fait la connaissance du poète et romancier Aku Yû qui deviendra célèbre grâce aux chansons écrites pour des artistes comme Pink Lady ou Sawada Kenji. Aku-san avait aussi des idées pour des histoires qu’il voulait voir adapter en manga par mon père. Leur première collaboration remonte à 1967. Comme c’était plus lucratif que la pub, mon père a décidé l’année suivante de devenir mangaka à plein temps.
Où trouvait-il l’inspiration pour ses récits ?
K. M. : Aku-san et mon père appréciaient beaucoup les films et les comics américains. La culture pop occidentale a été leur première source d’inspiration. Ensuite, mon père était aussi attiré par l’esthétique japonaise. Aussi lorsqu’il a cessé de collaborer avec Aku, son style a commencé à changer pour se rapprocher des canons nippons. Il a aussi été inspiré par quelques écrivains locaux comme Iguchi Ichiyô, une autre femme, Dazai Osamu, Tanizaki Jun’ichirô et Edogawa Ranpo. Il aimait également l’art de Hokusai.
Est-ce que la façon de considérer votre père a évolué ces dernières années au Japon ?
K. M. : Oui. Dans les années 1980, quand l’économie était à son apogée et le consumérisme dominait, le manga était considéré comme un produit jetable. On les lisait vite et on s’en débarrassait aussi vite. Aujourd’hui, mon père et d’autres artistes sont considérés avec plus de sérieux. On les redécouvre et leurs récits sont appréciés comme jamais avant.
Comment a évolué le marché du manga à l’égard du travail de votre père ?
K. M. : D’un côté, l’intérêt des fans a augmenté. Aujourd’hui, tout ce qui concerne l’ère Shôwa marche. De l’autre, le marché ne se porte plus aussi bien et les éditeurs ne manifestent pas beaucoup d’entrain. Cela dit, le climat social et culturel actuel rappelle celui des années 1970 quand mon père était à la mode. Les deux périodes sont dominées par un certain pessimisme, ce qui amène les gens à être plus sensibles aux œuvres de mon père.
Quels sont les défauts et qualité de votre père selon vous ?
K. M. : Ce n’est pas facile de lui trouver une qualité (rires) ! Pour ce qui est des défauts, il a beaucoup fait pleurer ma mère car il n’a pas été beaucoup à la maison. Il n’était pas un bon mari. Quoi qu’il en soit, je lui ressemble beaucoup tant sur le plan du physique que celui du caractère. Nous partageons les mêmes goûts. Malheureusement, je n’ai pas passé assez de temps avec lui. Mais je lui sais gré de la liberté qu’il m’a donnée. Quand il est décédé, j’avais 20 ans. Aujourd’hui, je pense que je le connais mieux grâce à ses mangas que quand il était vivant.
Propos recueillis par J. D.
Références
En France, l’essentiel de l’œuvre du génial mangaka est disponible chez l’éditeur Kana. Parmi nos titres préférés La Plaine du Kantô (Prix Zoom Japon 2012), Une Femme de Shôwa, Le Fleuve Shinano ou encore Le Club des divorcés. A noter que Le Lézard noir publiera prochainement Aku no Hana (La Fleur du mal), l’une de ses œuvres les plus érotiques.